Kukës, la Place



Mais c’est inutilement que je me suis mis à voyager pour visiter la ville : contrainte de demeurer immobile et égale à elle-même pour qu’on s’en souvienne mieux, Zora languit, s’est défaite, a disparu. La Terre l’a oubliée.
Les villes invisibles, Italo Calvin
14 ans



Dans les années 1970, Kukës disparaît sous les eaux pour ressurgir sur le plateau voisin, nouvelle ville. Depuis, elle demeure presque intacte, tandis que la vieille ville repose sous le lac artificiel de Fierza, engloutie par un projet hydroélectrique. Comme en songe, ses habitants traversent une frontière invisible, laissant derrière les ruines, sous la surface.

Mais rien ne disparaît vraiment.  Lorsque les eaux se retirent, les ruines réapparaissent. La ville noyée fait écho à sa descendante dans un va-et-vient spectral. Entre elles, un dialogue s’instaure, tissé de pierre et d’oubli. Deux places surgissent, tournées vers la montagne souveraine, qui, impassible, veille sur Kukës.



La centrale hydroélectrique de Fierza


La Noyade

L’histoire commence avec une petite ville albanaise dont la destinée bascule dans la seconde moitié du XXe siècle. Dès 1962, ses propres habitant.e.s, sous l’égide du Parti communiste albanais, entreprennent sa démolition. Sur ses ruines doit s’élever la centrale hydroélectrique de Fierza, tandis que la population est relogée dans une nouvelle ville socialiste, bâtie sur le plateau voisin. En 1978, ce qui subsiste de l’ancienne Kukës disparaît sous les eaux : les rivières Drin Blanc et Drin Noir fusionnent pour engloutir la vallée et donner naissance au lac artificiel de Fierza, s’étendant sur 72,5 km².


Ville ex nihilo

Ainsi naît la « Nouvelle Kukës », Kukësi i Ri, construite dans les années 1970 à 320 mètres d’altitude. Entourée par les eaux du lac, elle se dresse telle une presqu’île, dominée par la silhouette imposante du mont Gjallica, dont le sommet culmine à 2 468 mètres.


L’exode

Le 27 mars 1999 marque un tournant : en l’espace de trois mois, 800 000 Kosovars, fuyant le conflit opposant la République fédérale de Yougoslavie à l’Armée de libération du Kosovo et à l’OTAN, franchissent la frontière albanaise. Première ville sur leur chemin, Kukës devient un point de passage crucial. Jour après jour, les réfugié.e.s y affluent avant d’être réparti.e.s dans d’autres régions du pays. La ville mute, son quotidien se transforme, son paysage s’imprègne du drame. Sa place centrale devient le symbole d’un accueil inscrit dans l’histoire.


L’autoroute Durres-Kukes-Morine

En 2009, l’Albanie achève le plus ambitieux projet routier de son histoire : un corridor de 140 km reliant la côte Adriatique au Kosovo, passant par Kukës. Baptisée « Route de la Nation », cette autoroute incarne les aspirations économiques et touristiques des deux pays. Traversant certaines des régions les plus enclavées et défavorisées, elle ouvre la voie aux investissements, qu’ils soient nationaux ou étrangers, porteurs d’un espoir de prospérité. À Kukës, elle longe la périphérie est de la place, inscrivant la ville dans une nouvelle dynamique.

Le lac